Les plaisirs interdits
Bon, d’emblée, l’important, c’est de ne pas lire de synopsis détaillé ou de révélations sur le scénario. Je suis rentré dans le film de Ducournau avec, comme seule préconception, que ç’avait été bien reçu à sa sortie. Le peu d’information dont j’étais muni n’a qu’amplifié mes sensations face à ce petit trésor du body horror. Sachez que c’est un film qui raconte une histoire de cannibalisme.
Le constat de base est très Cronenberg – l’être humain et ses systèmes ont besoin de viande pour fonctionner, et en consomment en quantité astronomique – que ce soit animale pour la convertir en énergie, ou humaine pour la convertir en toutes sortes d’autres choses. C’est un motif qui revient très souvent dans les images du film, qui, loin de se limiter à des scènes crues (il n’y a que très peu au final), soulève des contrastes et des questions de par ses dialogues qui sont rondements bien écrits.
On n’a qu’à penser à l’initiation à l’université pour y voir une scène ou les jeunes arrivants sont consommés par le rite (humiliant) organisé par les anciens (on les voit, qui filent à travers un escalier en colimaçon, tel un gigantesque intestin qui les digère) et tranversés dans une séquence de débauche étudiante à l’éclairage rouge sang, digne d’un Gaspar Noé). Les innocents sont ingérés et transformés en matière éduquable.
Mais revenons un peu en arrière ; on y suit Justine, qui est végétarienne et gérée par une mère envahissante (qui va jusqu’à piquer une crise parce qu’on a, accidentellement, glissé une boulette de viande dans les patates de sa fille dans une cafétéria) et un père soumis, écrasé. Elle passe (enfin) à l’université vétérinaire du coin, rejoindre sa soeur aînée (et, ainsi, suivre toute la lignée familiale). L’université va définitevement lui faire connaître les plaisirs de la chair, sous toutes ses formes et ses saveurs.
La déshumanisation
Plusieurs scènes soulignent les aspects froids du rapport au corps, qu’il soit animal ou humain, et du traitement hautain et désincarné que peuvent infliger les humains à leurs “inférieurs” (où, ici, l’animal est définitivement en bas de l’échelle).
L’absurdité d’une cantine dans une université vétérinaire où l’option végétarienne n’existe pas (Justine refuse de la viande dans son repas et l’employée de lui demander d’un ton dégoûté : “pas de protéines?”). On s’attend donc à ce qu’ils apprennent à soigner les bêtes tout en les dévorant.
La même université dans laquelle le professeur de Justine ne lui offre aucune empathie alors qu’elle se retrouve dans une embrouille, sous prétexte qu’elle est brillante et qu’elle n’a donc pas de mérite.
Ou l’infirmière du campus qui lui raconte un épisode alors qu’elle travaille à l’hôpital, où le personnel qui doit traiter une jeune fille malade ne se préoccupe que son poids, de son enveloppe corporelle.
Autant d’exemples d’êtres qui en “consomment” d’autres pour vivre.
L’oeuvre cinématographique
Le film se divise en deux, avec un pivot défini à 46 minutes ; la première moitié s’articule autour d’une trame narrative traditionnelle. Post-pivot, on tombe dans une fable surréaliste au rhythme accéléré. Les révélations s’accumulent une à une jusqu’à la finale (peut-être prévisible pour certains mais quand même très bien ficelée).
Ducournau marie aisément plusieurs styles visuels, avec des influences si ce n’est des clins d’oeil directs à De Palma (paraphrasant Carrie) et à Kathryn Bigelow et son Near Dark[i]Near Dark est un film de vampires (un autre à propos des êtres qui s’entre-consomment) néo-western méconnu parce que longtemps non-disponible ; il vaut le détour. (la soeur aînée a un look qui se marierait bien avec la famille tordue, et le film est au service de son histoire et ses protagonistes plutôt qu’une orgie d’effets spéciaux).
C’est une oeuvre saisissante (qui passe haut la main le Bechdel Test – les personnages principaux sont des femmes et sont fascinantes, réalistes et attachantes), qui fait réfléchir de par son discours sur la relation entre l’être humain et le bétail, et qui nous montre que le bétail n’est pas toujours animal.
Et donc
J’allais terminer en affirmant que Ducournau est à surveiller, mais ce serait redondant. Son opus suivant, Titane, est reparti avec la Palme d’Or à Cannes, ce qui fait d’elle la seule récipiendaire féminine (Jane Campion, 28 ans avant, ne l’avais reçue qu’ex-aequo)!
Me reste plus qu’à vous souhaiter un bon visionnement !
Vu sur DVD. [ii]En 480p, de surcroît, mais ça ne nuit pas au matériel, qui n’est pas une fresque à grand déploiement